Vidéo-diary
Pure coïncidence, au moment où je commençais ma recherche sur l’oeuvre de Kinga Araya, aux archives du Musée des beaux-arts du Canada, je me suis retrouvée face à une dame d’origine polonaise qui avait connu Kinga en Italie. Celle-ci venait de s’enfuir de la Pologne lors d’un voyage d’étudiants de l’Université catholique de Lublin en 1988. Une université qu’elle aimait bien et des collègues qui lui manqueraient dorénavant. La dame me racontait que Kinga lui semblait si jeune et tellement seule en cette période. Rien pourtant ne l’empêchera de poursuivre sa voie, d’émigrer au Canada, en 1990, et de repousser les limites des frontières, des cultures, des savoirs et de la création.
Originaire d’une famille exilée de Lituanie et d’Ukraine qui immigra en Pologne lors de la 2e Guerre mondiale, c’est dans ce pays qu’est née Kinga Araya, un 4 décembre, date qui ponctuera périodiquement la mise en œuvre de ce projet. C’est d’ailleurs du 4 décembre 1996 au 4 décembre 1997 qu’elle documenta son premier journal-vidéo qui fait partie de l’exposition que présente la Galerie 101, à Ottawa, ville de l’université où elle a obtenu son premier diplôme en arts visuels.
Par le truchement de quatre moniteurs de télévision et d’un accrochage de 365 pages manuscrites faisant parti de l’installation, nous sommes introduits dans le rituel quotidien de Kinga inscrivant son journal sur une page différente chaque jour durant une année. Elle utilise un crayon comme outil, soit la main gauche ou droite, soit les pieds ou la bouche comme leviers. Les bruits de froissement du papier se font entendre irritants, de même on ne peut s’empêcher d’éprouver l’acharnement ressenti par l’artiste de travailler à une œuvre aussi détaillée et apparemment insensée. Encore faut-il retenir que ce journal a pris forme durant une période de voyagement intense et que ce rite lui offrait un ancrage nécessaire au développement de sa démarche. Ce journal fut à la source d’importantes œuvres ultérieures telles : Orthoepic Exercise (1998), Exercising with Princess Headgear (Adjustable) (2000) et Walking with Arms (2003), où les notions symboliques de parler, de marcher et d’errer sont autant de métaphores d’adaptation de l’étranger en pays d’accueil que de prothèses variées.
L’exposition présente également le 2e journal de Kinga Araya, réalisé dix ans plus tard, du 4 décembre 2006 au 4 décembre 2007. Prétexte à célébrer son anniversaire de manière très spéciale, elle s’est offert une année de rencontres avec l’intention de capter des gens qui se trouvaient au même endroit et au même fuseau horaire qu’elle. Commencé à Philadelphie, ce journal s’est poursuivi à Mexico, Ottawa, Montréal, Gatineau, Wakefield, New York, Washington et Berlin. Comme l’indique l’artiste :
« il y a des prises où je suis dans l’avion, l’autobus, les conditions ressemblent au premier journal. Au début je ne savais pas à quoi m’attendre de ce journal, je laissais rouler le film pour qu’il prenne forme. Si je ne trouvais personne pour faire une entrée, je retournais tout simplement l’appareil en sens contraire à moi, de cette façon je marquais une entrée. Les questions usuelles auxquelles chacun devait répondre étaient : Votre nom? Date exacte et année ? Endroit précis du lieu où vous êtes ? Qu’avez-vous fait avant l’enregistrement ? Que ferez-vous après ? Les gens que je connaissais ainsi que ceux que je ne connaissais pas ont répondu dans leur langue maternelle (je crois avoir capté 40 langues différentes), les individus faisant toujours face à l’appareil » [1].
À n’en pas douter, les images que nous offre Kinga Araya dans ce 2e journal font voir que la face du monde s’est grandement transformée. Impossible d’échapper au contexte de mondialisation. C’est au cœur de l’entrecroisement des individus, dans la poussée incontournable d’une identité continuellement en mouvement, dans le bouillonnement des exodes culturels, de la diversité et de la différence que s’inscrit son trajet. Tout en multipliant les figures, les langues et les identités, c’est néanmoins un portrait de l’artiste qu’on découvre, vue ou représentée à travers d’autres, toujours de face, regardant-regardé dans l’œil de sa caméra. De cette migration du regard qui tente d’investiguer le réel devant l’impossibilité de décrire, d’arrêter le temps, de saisir véritablement le moment, on peut aussi deviner la nécessité et la détermination de l’artiste de se maintenir à la tâche. Mine de rien, s’acharner à compter les jours de l’année pour réaliser ces vidéos n’est pas une tâche facile. L’aberrance pourrait se comparer à celle d’un Sisyphe. Il y a des erreurs acceptées comme faisant partie du processus, il y a des jours répétés, des jours qui se chevauchent. Il y a de l’imprévisible, des interstices, du noir et de la couleur.
Tout compte fait et insistant sur la date du 4 décembre pour construire et reconstruire son journal-vidéo d’une décennie à l’autre, Kinga Araya s’appuie sur son origine personnelle et nous entraîne dans une dynamique identitaire qui se forge, se déploie, se révèle et se transforme à même cette errance qui marque l’aventure humaine et nos conditions d’existence dans le temps et l’espace.
- Hélène Lefebvre
Hélène Lefebvre - Récipiendaire de nombreuses bourses du Conseil des arts de l’Ontario, Hélène Lefebvre pratique plusieurs disciplines artistiques. Depuis 2001, elle a exposé ses œuvres et présenté des performances dans plusieurs régions de l’Ontario et du Québec. Elle a obtenu un diplôme de l’École d’art d’Ottawa, des grades de philosophie, d’arts et de linguistique de l’Université Laval, de même qu’une licence en droit de l’Université d’Ottawa. Hélène vit et travaille à Ottawa.
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Friday, October 24, 2008 to Saturday, November 22, 2008
Opening- Friday, October 24, 2008
[1] Kinga Araya au cours d’une conversation par courriel, juin 2008. Traduction libre de l’anglais.
