« Je suis une société des loisirs, je voyage, je marche sur des plages de sable; je me gâte en me baignant dans les eaux bleutées de lieux de séjour exotiques. Je sens que mes loisirs croissent, je sens que mon besoin pour eux s’assouvit. J’ai le droit démocratique aux loisirs, et je peux voter pour en avoir plus, et je peux en acheter davantage si je le veux. C’est mon désir d’exercer mon droit à la liberté d’expression. » Afshin Matlabi [i]
Afshin Matlabi ne se prétend pas apolitique. Il parle de politique sur un ton d’humour noir et satirique qui nous mène à nous poser des questions sur notre statut d’actionnaires d’une société qui permet et qui, en fait, promeut et célèbre les loisirs en tant que piliers de l’économie aussi bien aux tréfonds qu’à l’extérieur des êtres politiques que nous sommes, nous, les occupants d’un corps démocratique. Plusieurs personnes qui vivent dans les sociétés démocratiques privilégiées peuvent s’offrir le luxe de vacances paradisiaques dans des endroits exotiques; en fait, certaines personnes estiment que c’est l’un de leurs droits fondamentaux. À l’ère de l’hyperréalisme, il est presque commun de rejeter ou de minimiser des événements qui ne semblent pas avoir un effet direct sur notre vie au quotidien (à moins, bien sûr, de venir d’ailleurs, ou d’avoir des amis ou de la famille qui sont d’ailleurs). [ii] Les œuvres de Matlabi prennent tout leur sens dans ce contexte : elles traitent des interrelations entre les guerres, les statuts nationaux, les loisirs et le terrorisme.
Dans Ballistic Missile Outing 2 (Sortie avec le missile balistique 2), il y a l’image d’un missile, et d’un homme et d’une femme de race blanche qui ont la forme d’une poire, et qui volent ou qui flottent dans ce qui pourrait être la mer ou le ciel; toutefois, l’œuvre se réfère au sol, puisqu’on y voit des arbres miniatures. Le couple glisse allégrement, voire tranquillement, à côté du missile qui semble pourtant à sa place dans cette situation improbable. C’est le paradoxe : il est possible de prendre part de façon virtuelle aux expériences des personnes qui vivent dans des endroits et des cultures bien différents des nôtres, à l’instar du couple qui nage près du missile. On dirait que le missile et le couple occupent le même espace, ou épousent la même idéologie. L’entrelacement de ces deux activités, la terreur et la détente, fait référence à la dépendance des sociétés privilégiées à des ressources qui viennent d’ailleurs, dépendance qui s’assouvit parfois au moyen et en fonction des relations de puissance internationales existantes. Dans cette structure, le temps libre du loisir n’existerait pas sans la réalité de la terreur.
Dans Four Cuban Impressions (vidéo), un homme court vers les eaux idylliques bleu turquoise d’une vague qui déferle doucement. On entend la persistance du mot Cuba, qui n’est pas dit rapidement mais de façon étirée pendant que le personnage solitaire de l’homme court avec enthousiasme vers l’eau. Ce qui suppose que le mot lui-même a le pouvoir de faire naître l’endroit que l’on souhaite ardemment découvrir. Le personnage ne traverse jamais complètement l’écran; on le voit qui disparaît abruptement du cadre. L’expérience d’une vacance exotique est un idéal qui n’est pas rattaché à la vie de tous les jours. Que l’expérience soit vécue à fond ou non, rien ne vient empêcher que d’autres événements rendent possible un tel fantasme : le tourisme est un commerce qui s’adresse à une minorité de la population mondiale.[iii] La ligne d’horizon dans l’œuvre ne donne pas sur la terre mais sur l’eau, encore de l’eau, donc sur plus de rêve encore; en somme, l’endroit où se dirige le personnage est indéfini et inatteignable.
Dans un monde injuste, Virilio écrit que toutes les guerres sont économiques, que les questions raciales et religieuses, et toutes les autres raisons que l’on évoque pour faire la guerre ne servent au fond qu’à justifier les conflits.[iv] De plus, on se dispute toujours des territoires au moyen de nouveaux outils qui permettent le processus de mondialisation.[v] Ainsi donc, l’espace virtuel et les voyages rapides ne donnent que l’illusion du rétrécissement des territoires. Les vacances organisées à l’intention des personnes privilégiées sont conçues pour créer de toutes pièces l’ultime expérience tropicale paradisiaque que recherchent les voyageurs.[vi] D’habitude, cette activité ne tient pas compte de la rencontre avec les personnes locales puisqu’il est prévu que le voyageur est là pour assouvir un fantasme, celui de s’unir à une vision idéalisée et romantique du paradis; si c’est abordable, il peut même songer y revenir.
La mondialisation en tant que nouvel ordre mondial est une condition qui a des effets réels. Son effet peut être défini comme homogène : il aplanit les différences ou rétrécit la distance entre les territoires sur les écrans plats d’ordinateur ou de vidéo. Les bombes guidées ne font que des ravages à un endroit ciblé; ce sont donc des ravages faciles à gérer pour les gouvernements et qui, au bout du compte, limiteront le nombre des victimes. Inversement, la mondialisation peut avoir un effet de division en créant plus de morcellement puisqu’elle offre aux groupes régionaux et territoriaux l’accès aux mêmes technologies d’information qui devaient pourtant supprimer les frontières.[vii] Dans National Anthems (vidéo), on voit l’artiste qui cherche ses mots pendant qu’il chante les hymnes nationaux de différents pays. Parfois l’expression du visage, avec la bouche plissée ou les yeux mi-clos, provoque l’hilarité ou trahit la douleur. L’œuvre semble se moquer de l’idéologie des statuts nationaux : ceux-ci, en créant une certaine cohésion sociale sont aussi la cause de divisions et de protectionnisme.
Matlabi déclare que l’art abstrait n’est pas politique.[viii] Je ne suis pas d’accord avec lui sur ce point. On peut arguer que l’art abstrait est politique : il a été fait par une culture particulière qui pouvait se permettre des lubies en séparant l’art et en lui donnant un prestige élitaire parce que l’éducation (occidentale) et l’économie lui en donnaient les moyens. Et si on peut arguer que l’art abstrait est politique, il en va de même des actes de conformité à l’intérieur des divergences de la culture mondiale.[ix] Le travail de Matlabi est plein de complexités et il nous fait voir que des corps bien réels sont les lieux de toutes les actions économiques, que ce soit celles liées au plaisir des vacances ou à l’horreur de la guerre. Les œuvres n’interpellent pas le spectateur avec des messages évidents au ton hautain et moralisateur; Matlabi s’exprime plutôt par l’humour pour dévoiler les tendances des créatures humaines que nous sommes.
Leanne L’Hirondelle
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Friday, March 6, 2009 to Saturday, April 11, 2009
Opening- Saturday, March 7, 2009
[i] Ashin Matlabi, Réflexion de l’artiste, 2003 [ii] Ibid. « Le défi de l’expérience, c’est de gérer les désirs du paradis en ayant la connaissance de l’enfer. Elle nourrit la culture, l’industrie, et j’y participe tout le temps, je suis celui qui en profite le plus. Je vois les désastres, je désire les lieux de villégiature. » [iii] Ibid. Matlabi cite une phrase d’une brochure de Sandals Resort dans sa réflexion d’artiste : « C’est un rêve vieux comme le monde, chaque moment est riche de mille délices pour vous rendre heureux comme vous ne l’avez jamais été auparavant. C’est une évasion au monde des rêves pour créer votre propre paradis. » [iv] Virilio, Paul, et Sylvere Lotringer, Pure War, New York: Semiotext(e), 1997. [v] Pieterse Nedereveen Jan, “Globalization, Terrorism and Kitsch” (Mondialisation, terrorisme et kitsch), Review of International Political Economy, Vol. 9, no 1 (mars 2002), pp. 1-36. [vi] Matlabi, Réflexion de l’artiste – description tirée de la brochure de vacances de son voyage organisé à Cuba. [vii] Pieterse Nedereveen Jan, “Globalization, Terrorism and Kitsch” (Mondialisation, terrorisme et kitsch), Review of International Political Economy, Vol. 9, no 1 (mars 2002), pp. 1-36. [viii] Entrevue d’Akimbo, Matlabi, Afshin. "Hit List." Akimbo, 3 fév. 2009, 15 fév. 2009 http://www.akimbo.biz/hitlist/?id=29 [ix] L’art abstrait était basé sur un critère particulier du discours, dont une partie remettait en question la validité du réalisme : il s’agissait donc de mettre fin à la peinture pour que l’œuvre se trouve ainsi libérée de la relation objet/sujet.
