Artistes: Jon Sasaki Commissaire : Leanne L'Hirondelle Un essai critique de Craig Francis Power Pendant une très courte période, j’étais le seul et unique employé d’un centre d’artistes autogéré à St. John’s, Terre-Neuve. Pour être franc, je ne m’y amusais pas du tout. L’espace de la galerie, qui jouxtait un théâtre, servait auparavant uniquement de foyer pour accueillir les spectateurs qui assistaient aux pièces de théâtre à l’affiche. Dans la culture locale, il n’était donc pas rare de voir les spectateurs déposer leur manteau à côté ou au-dessus des œuvres d’art. Cela me laissait sans voix. Ce qui me montait le plus au nez (en plus de l’absence de fenêtres, d’un budget minuscule et de l’antagonisme généralisé entre la communauté théâtrale et moi), c’était que la compagnie de théâtre (qui était une sorte de compagnie mère) me contraignait à travailler avec un ensemble de procédures cauchemardesques profondément ancrées dans la place. L’achat d’une boîte de clous ou d’un pot de peinture exigeait une telle gymnastique bureaucratique, tant de formulaires à remplir, que j’en venais à me demander s’il ne valait pas mieux de coller les œuvres au mur avec du ruban gommé rien que pour gagner du temps. Ce qui m’amène à parler, bien sûr, de J’essaierai d’y arriver, de Jon Sasaki; la différence, c’est que le travail de Sasaki, contrairement au mien à mon ancienne galerie, est vraiment amusant. S’inspirant des concepts absurdes du dessinateur Rube Goldberg pour exprimer ce qui se cache derrière l’accomplissement de tâches simples par des moyens extrêmement complexes, son œuvre imite avec dextérité et humour la mécanique parfois absurdement alambiquée que l’on observe dans la gestion d’une galerie publique. Les connotations liées au titre de l’exposition évoquent la lutte, le voyage, le fait à la main et, astucieusement, la réussite et la gloire : « arriver » dans le jargon artistique. Ce sont tous des éléments abordés dans l’exposition de Sasaki. Si c’est vrai qu’autrefois, les centres d’artistes autogérés (CAA) du Canada ont vu le jour parce que les artistes tentaient de réclamer un espace à eux dans le grand ensemble des galeries canadiennes, si c’est vrai que les CAA représentaient les travailleurs (artistes) qui étaient collectivement propriétaires de la fabrique (la galerie), et bien, l’installation de Sasaki peut être perçue comme une critique relative à la transformation de ce mouvement qui en est venu à produire le même genre de stratification et de bureaucratie que les artistes combattaient en le fondant. » est le parfait exemple du cirque bureaucratique que j’ai trop bien connu dans le cadre de mes fonctions précédentes. Plutôt que de simplement ouvrir une fenêtre, on utilise à la place un mécanisme compliqué constitué de pièces motorisées et de tuyaux. Le travail et l’ingéniosité requis pour faire fonctionner la pièce contraste avec le résultat, qui n’a pas de charge dramatique. Cela pourrait ressembler à la tentative « d’arriver » dans le monde artistique. Est-ce que la récompense découlant de la lutte pour obtenir le succès vaut l’effort qu’on y met? La satisfaction que l’on retire de la reconnaissance obtenue de l’ensemble de la communauté artistique ressemble-t-elle à une brise reproduite et à peine perceptible lorsqu’on passe près d’une fenêtre fermée? Et la joie de Sasaki d’exposer à Galerie 101 est-elle passagère? De même, « Un cube minimaliste expédié avec un minimum d’effort et en minimisant les dépenses » se rapporte aux schémas inefficaces de Goldberg; mais, dans ce cas particulier, c’est la poste canadienne qui opère à titre de « machine alambiquée ». Souvent, plusieurs de mes amis artistes considèrent que Postes Canada collabore en quelque sorte à leur travail puisque toute œuvre qui passe par la poste n’arrive pas nécessairement à destination dans le même état qu’à son point de départ. Ça revient à dire que Postes Canada ruine l’œuvre que les artistes ont créée. Et il y a quelque chose de kafkaïen dans tout cela (d’accord, c’est loin d’être comme dans la vieille Prague), parce que c’est un immense monstre gouvernemental, sans visage, conscient qu’il n’a de comptes à rendre à personne, qui vous répond lorsque la sculpture ou toute autre pièce d’art arrive à la galerie brisée en des milliers d’éclats de verre. Comme Duchamp avec son « Grand Verre » (c’est bien connu que la pièce a été endommagée lors de son transport vers New York), Sasaki embrasse ici le caractère aléatoire que semble offrir Postes Canada; il permet à son Donald Judd d’être éraflé et marqué d’une façon qui illustre bien ce qui arrive aux précieuses œuvres d’art lorsqu’elles sont confiées à des personnes qui ne font pas partie du cercle des conservateurs et des manutentionnaires. De plus, la transformation du cube blanc et immaculé de Sasaki en objet quelque peu abîmé agit comme un commentaire ironique sur la transformation supposée de la conscience du spectateur par le biais de l’expérience artistique. À travers la mystérieuse alchimie de Postes Canada, la pièce de Sasaki va de la pureté au déchet créant un champ d’enquête qui suggère que le public de la galerie subit une transformation analogue. Le mythe de Sisyphe est une allégorie dont on abuse et, dans ce cas particulier, il n’est pas tout à fait approprié pour illustrer le sujet abordé par Sasaki dans J’essaierai d’y arriver. Néanmoins, je tente ma chance, peut-être parce que j’aimerais voir une machine goldbergienne pousser sans fin un roc vers le haut d’une colline pour mieux le voir rouler jusqu’en bas encore et encore. Et, de toute façon, J’essaierai d’y arriver va vraiment au cœur de tout ce qui semble futile : les mécanismes absurdes des galeries d’art et de l’ensemble du milieu des arts, et la nature contradictoire et sans charge dramatique de toute personne qui participe à ce petit monde. Croyez-moi, c’est quelque chose que j’ai compris il y a longtemps lorsque j’ai travaillé tout seul dans ma galerie; c’est quelque chose toutefois que je n’ai jamais su articuler aussi bien que Sasaki. Craig Francis Power, 2012
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Friday, April 13, 2012 to Saturday, May 12, 2012
